La psychiatrie sociale, de l’utopie à la réalité
Société et santé mentale

La psychiatrie sociale, de l’utopie à la réalité

Interview
Issue
2024/02
DOI:
https://doi.org/10.4414/sanp.2024.1261771191
Swiss Arch Neurol Psychiatr Psychother. 2024;175(02):62-64

Affiliations
a Médecin-chef, Professeur associé, Département de psychiatrie, Service de psychiatrie communautaire (PCO), CHUV Lausanne, Président de la Société Suisse de Psychiatrie Sociale (SO-PSY)
b Médecin spécialiste en psychiatrie et psychothérapie

Published on 17.04.2024

La psychiatrie sociale a-t-elle encore un sens et un avenir? Le professeur Charles Bonsack, du Centre hospitalier universitaire vaudois et de l’Université de Lausanne, président de la Société suisse de psychiatrie sociale (so-psy.ch), répond à nos questions.
Karl Studer: La psychiatrie sociale était-elle un fantasme des décennies précédentes ou a-t-elle été mise en œuvre après tout?
Charles Bonsack: Dans les années 60 est née cette magnifique utopie que le monde devait changer pour guérir les problèmes de santé mentale. Le monde n’est malheureusement pas devenu plus accueillant pour les personnes souffrant de problèmes de santé mentale et la fermeture des asiles n’a pas eu que des conséquences positives. Mais depuis lors, la psychiatrie sociale a mis au point des technologies d’intervention capables de relever le défi du rétablissement dans la communauté.
Prof. Charles Bonsack
Après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu une véritable prise de conscience de l’influence du contexte social sur la santé mentale, qui a abouti à la position radicale de l’antipsychiatrie: la société est malade, pas les individus. La fermeture des asiles a parfois été brutale, avec des conséquences dramatiques lorsqu’elle n’était pas accompagnée par un développement d’alternatives ambulatoires appropriées. La psychiatrie sociale a dû développer des techniques d’intervention efficaces pour passer de l’idéologie à la pratique. Une voie, de psychiatrie sociale proprement dite, a visé la création de microcosmes sociaux pour accueillir les personnes souffrant de problèmes de santé mentale, avec le risque de créer de nouveaux ghettos: les communautés thérapeutiques, les structures protégées. L’autre voie, de psychiatrie communautaire, s’est développée plus lentement, mais a atteint son plein essor aujourd’hui: accompagner le rétablissement des personnes dans la communauté naturelle.
KS: Dans l’éditorial du numéro 1 2023, le Prof. Daniele Zullino se demandait si la psychiatrie suisse régresse, en constatant un taux plus élevé d’admissions sans consentement en Suisse par rapport à d’autres pays. Qu’en est-il des alternatives aux hospitalisations? Il y a plus de 10 ans, les directeurs médicaux n’ont-ils pas promu «l’ambulatoire avant l’hospitalisation» pour le développement ultérieur de la psychiatrie? Qu’en est-il advenu?
CB: Il y a en effet un paradoxe. Les connaissances en psychiatrie sociale au niveau international n’ont jamais été aussi abouties. Les méthodes pour favoriser le rétablissement dans la communauté dans des situations complexes sont nombreuses et basées sur des preuves scientifiques: le suivi assertif dans le milieu, les services spécialisés pour les psychoses débutantes, le chez-soi d’abord, le soutien individuel à l’emploi, le case management de transition ou les équipes mobiles de résolution de crise en sont des exemples. La Suisse, après avoir été pionnière dans le domaine de la psychiatrie sociale, par exemple avec Luc Ciompi, a commencé à oublier la psychiatrie sociale dans les milieux académiques au profit de l’attrait des neurosciences. Dans les sociétés médicales, on s’est surtout préoccupé de défendre la psychothérapie médicale.
Or, la psychiatrie sociale a dépassé les promesses idéologiques des années 60: confrontée à l’épreuve de réalité, elle a mûri. Elle a innové, d’abord avec des équipes mobiles de suivi intensif dans le milieu, puis avec le développement de toute une gamme d’interventions spécialisées dans des phases critiques de rétablissement.
Aujourd’hui, je suis persuadé que les plus grandes innovations au service des personnes souffrant de problèmes de santé mentale complexes sont issues de la psychiatrie sociale. Les vraies différences sont là, plutôt que dans de nouvelles classes de médicaments. En conséquence, le fossé a en effet grandi entre ce que nous serions capables de faire pour favoriser le rétablissement des personnes souffrant de problèmes psychiatriques complexes dans la communauté et ce qui est fait réellement en Suisse. Contrairement à l’Angleterre, la Hollande ou même la Belgique, qui avaient pourtant une tradition moins forte de psychiatrie sociale, la Suisse n’a pas accompagné le virage ambulatoire en psychiatrie de manière volontariste.
KS: Je ne peux pas me débarrasser de l’impression que, depuis la privatisation des institutions psychiatriques, il n’y a pas de véritable politique de santé. On se plaint seulement de la hausse des coûts. En Thurgovie, par exemple, la Commission de psychiatrie du Conseil d’Etat a été abrogée avec indication que Spital Thurgau AG en porte désormais la responsabilité. Quelles sont vos expériences dans toute la Suisse?
CB: La Suisse a l’idée absurde qu’elle peut faire une politique de santé publique avec des incitations financières. Or, sans politique de santé mentale nationale, la Suisse a beaucoup de peine à faire émerger un système de santé cohérent. Malheureusement, le système actuel incite la psychiatrie privée et publique à privilégier les personnes qui viennent régulièrement à des rendez-vous médicaux et à abandonner les personnes à hauts niveaux de besoin qui nécessitent des suivis pluridisciplinaires intensifs.
KS: L’ambulatoire avant l’hospitalisation ne signifie rien d’autre que le traitement psychiatrique et le travail relationnel entre individus ou dans le réseau social ont lieu et que l’hospitalisation ne devrait être nécessaire que dans un cas particulier et en cas d’urgence. Etes-vous d’accord?
CB: Oui, bien sûr. Encore faut-il pouvoir proposer un suivi adéquat aux situations complexes à hauts niveaux de besoin. C’est sur ces situations qu’une vision idéologique se casse les dents. Il faut des moyens et des compétences élevées en psychiatrie sociale pour suivre de manière sûre dans la communauté des personnes qui débutent une psychose, en crise suicidaire, ou des sans-abri par exemple. Une technologie appropriée est nécessaire, comme des services spécialisés pour les psychoses débutantes, un suivi intensif dans le milieu pour les personnes difficile à engager dans les soins, des équipes mobiles de résolution de crise ou du chez-soi d’abord. Sans cela, ces personnes ne seront jamais accessibles à de simples consultations ambulatoires et risquent d’être abandonnées à leur triste sort ou devront être hospitalisées.
KS: L’élan psychiatrique social des années 80 semble s’être évaporé, les expériences de cette époque semblent avoir été oubliées et, dans certains cantons, les institutions de psychiatrie sociale sont actuellement supprimées, mais la clinique psychiatrique centrale est en cours d’agrandissement. De nouveaux domaines d’activités sont réalisés avec des offres stationnaires, par exemple dans la zone limite , dans le traitement de la toxicomanie et de la dépression, etc. Qu’en dit la SSPS?
CB: La Société Suisse de Psychiatrie Sociale a une vision du rétablissement qui ne s’arrête pas à la disparition de la maladie. C’est le paradigme du rétablissement développé et défendu par les personnes concernées et des militants «survivants de la psychiatrie», mais aussi soutenu par les données épidémiologiques dès les années 70, notamment par l’étude de Lausanne de Luc Ciompi. Dans cette vision du rétablissement, les éléments importants sont les connexions sociales, la transformation de l’identité au-delà du diagnostic, le sens donné à l’existence et le pouvoir des personnes sur leur propre vie. Ainsi, il est évident que ce chemin du rétablissement ne peut s’accomplir que par l’inclusion sociale dans la communauté naturelle. Le rôle de l’hôpital en est donc transformé: l’hospitalisation peut être un tremplin, un moment de répit, mais ne peut pas être le lieu principal du rétablissement. Dans les traitements modernes pour les personnalités limites, les addictions ou la dépression, la dimension sociale et communautaire joue un rôle essentiel, aussi important que la gestion de la maladie.
KS: Pourquoi y a-t-il si peu de place pour les expérimentations professionnelles et l’échange d’expériences avec les modèles internationaux afin de mettre en discussion cette centralisation et cette hospitalisation et développer des offres de soins plus efficaces et actualisées? Ce point de vue n’empêche-t-il pas tout développement ultérieur ou les médecins ont-ils perdu leur courage et leur désir? Où sont passées les nombreuses expériences de psychiatrie sociale des dernières décennies?
CB: Il y a beaucoup d’expériences-pilotes dans de nombreux cantons, mais la dissémination est faible. Comme il n’y a pas de politique de santé mentale nationale et que les activités sont déterminées par leur financement, il est difficile de répliquer les innovations en Suisse dans le domaine de la psychiatrie sociale. Mal financées par la Lamal, ces prestations demandent un fort engagement financier des cantons par des subventions de prestations d’intérêt général. Ces subventions sont politiquement difficiles à défendre puisque les prestations ambulatoires devraient en théorie s’autofinancer. Or, le sous-financement des soins intermédiaires est connu depuis plusieurs années. Il a notamment été mis en évidence au niveau national par la réponse au postulat Staehlin en 2016, sans que rien ne change fondamentalement dans le mode de financement.
Cependant, j’observe une grande vitalité de la psychiatrie sociale dans les pratiques de terrain, notamment dans des petites institutions de psychiatrie publique. Ces institutions sont plus proches des attentes des patients et font face avec pragmatisme à la réalité des besoins. En revanche, il est vrai que les intérêts de certaines institutions académiques ou la privatisation de certaines institutions de santé mentale les éloignent d’un véritable service de santé mentale publique à la population.
KS: Quels sont les objectifs de So-Psy pour les prochaines années? Pouvez-vous imaginer que les autorités politiques fédérales et cantonales vont enfin prendre en main le financement du secteur ambulatoire et de l’accueil de jour? So-Psy pourrait-elle jouer un rôle de pionnier à cet égard ou influencer la société suisse de psychiatrie et psychothérapie pour mieux intégrer les dimensions de psychiatrie sociale?
CB: L’objectif principal de la Société Suisse de Psychiatrie Sociale pour les prochaines années est de favoriser tous les moyens pour que les personnes souffrant de troubles psychiatriques puissent se rétablir dans la communauté naturelle dans les meilleures conditions possibles. Pour cela, nous cherchons à faire connaître le plus largement possible le paradigme du rétablissement en Suisse, à faire vivre le partenariat avec les experts par expérience dans les domaines cliniques, la recherche et l’enseignement, la gouvernance des institutions et l’influence politique. Je crois que nous avons collectivement pris conscience de l’importance des relations sociales pour la santé après en avoir été privés par l’expérience du COVID-19. Les mouvements de désinstitutionnalisation des années 60 étaient portés par un esprit de libération des mœurs et des individus dans un contexte d’abondance économique. Ce qui reste inquiétant aujourd’hui, c’est que certains ont des fantasmes d’ordre, de pureté culturelle et ethnique et d’homme providentiel pour continuer à courir de plus en plus vite dans l’impasse du tout économique.
J’ai l’espoir qu’on inverse les priorités. Au lieu que la santé mentale devienne du dopage pour vivre dans un environnement impossible, j’aspire à ce qu’on adapte notre environnement pour une santé mentale plus équilibrée et durable.
So-Psy défend évidemment un financement adéquat de la psychiatrie publique dans le système actuel. Ça ne sera malheureusement possible de manière durable qu’avec un changement de paradigme et une véritable politique de santé mentale en Suisse. Nous souhaitons aussi dépasser les politiques corporatistes pour favoriser une collaboration interdisciplinaire entre tous les acteurs de la santé mentale ainsi que le partenariat avec les personnes concernées et leurs proches.
Pour l’avenir, nous voulons aussi garantir les compétences de psychiatrie sociale dans le catalogue de formation des spécialistes de psychiatrie et psychothérapie et des autres professionnels de santé mentale. Nous collaborons étroitement avec la Société Suisse de psychiatrie et psychothérapie à cet égard.
KS: Où les chaires académiques de psychiatrie sociale ont-elles disparu? Et comment les expériences de psychiatrie sociale sont-elles transmises dans les études de médecine? Dans leur pratique, les médecins seront ensuite débordés par les questions de psychiatrie sociale. Que faudrait-il faire?
CB: Une grande partie des chaires de psychiatrie sociale en Suisse a en effet disparu. Pourtant, les aspects sociaux et de collaboration interdisciplinaire font partie des exigences légales pour les formations prégraduées et postgrades. On peut se demander si les universités qui n’ont plus de chaire de psychiatrie sociale remplissent ces exigences légales. L’accréditation des universités devrait en effet examiner si la recherche et l’enseignement en psychiatrie sociale remplissent les exigences de formation.
De plus, le nouveau catalogue de formation prégraduée des médecins (PROFILES) est axé sur les connaissances nécessaires pour que le médecin soit capable de faire face à des problèmes de santé courants. Tous ces professionnels vont être confrontés quotidiennement à des questions de santé sociale: dans la précarité, le rapport au travail, la migration, la collaboration au traitement et plus largement dans la relation médecin-malade dans son contexte social. Pour les problèmes courants de santé mentale, nous sommes convaincus que la psychiatrie sociale apporte des outils essentiels non seulement au psychiatre et au psychothérapeute, mais aussi au médecin de premier recours. La psychiatrie a aussi un rôle unique pour extraire l’enseignement prégradué de médecine de l’accumulation de connaissances et mieux préparer les étudiants à leur rôle social et humain.
KS: Qu’avez-vous envie de dire aux lecteurs du SANP depuis longtemps?
CB: Les psychiatres et psychothérapeutes peuvent faire une énorme différence en suivant des patients complexes à haut niveau de besoin avec de bonnes compétences de psychiatrie sociale et une collaboration en réseau dans la communauté. Financièrement, ça restera aujourd’hui peu intéressant. Mais la plus-value pour la qualité de vie de ces personnes sera immense.
Et lisez la rubrique des «first person accounts»: ces récits passionnants nous apprennent des dimensions nouvelles dans les rapports avec nos patients.
Dr Karl Studer
Praxis im Klosterhof
Klosterhof 1
CH-8280 Kreuzlingen
karl.studer[at]bluemail.ch