Ceci est mon récit...
First Person Account

Ceci est mon récit...

First Person Account
Issue
2024/08
DOI:
https://doi.org/10.4414/sanp.2024.1503899425
Swiss Arch Neurol Psychiatr Psychother. 2024;175:1503899425

Published on 13.08.2024

C’est prenant mon courage à deux mains que je me lance dans l’écriture d’un récit qui me tient à cœur depuis toujours, et ce, pour une excellente raison: cette histoire n’est pas fictive, pas plus qu’elle n’est commune, cette histoire est purement et simplement la MIENNE! Cette histoire commence par une adoption à l’âge de deux ans dans un orphelinat italien. Ceux qui allaient par la suite devenir mes parents, mes piliers dans l’existence, se trouvaient eux aussi à la recherche du bonheur d’adopter un enfant. Le problème cependant: je n’étais pas seule, mon frère jumeau, ma moitié, était à mes côtés. C’est ensemble que nous attendions et espérions être accueillis au sein d’un foyer heureux, harmonieux et sécurisant. Bref, une ambiance bien différente de la froideur de l’orphelinat.
Les démarches d’adoption rédigées et arrivées à leur terme, c’est également ensemble que nous avons eu la chance d’être adoptés. Nous séparer était inenvisageable, il était ma moitié et j’étais la sienne. Impossible de séparer les deux versants d’un cœur qui bat, désireux de vivre, de sourire, d’avancer dans la vie, et par-dessus tout d’avoir une chance de connaître le véritable bonheur!
Je nous revois tous les deux à l’arrière de la voiture, encore alors écrasés par la barrière de la langue, nous empêchant dans un premier temps d’établir un contact véritable avec notre nouvelle famille. Tous deux ne faisions donc que crier, nous avions peur. Peur de l’inconnu, peur de nos sauveurs, peur de cette nouvelle vie tant désirée et enfin à notre portée. L’inconnu est angoisse de par sa propre définition, il est trouble et incertain.
Et alors, assis à l’arrière de la voiture, nous nous retrouvions soudainement propulsés à l’aube d’un nouveau départ, aussi prometteur qu’incertain.
Les choses sont par la suite allées très vite. Je revois notre arrivée en Suisse, les premiers jours, les premières semaines, les premiers mois. Bientôt, ce fut également les premières difficultés qui émergèrent à l’aube de mon nouveau départ. En premier lieu, les maladroits appels de détresse de la personne la plus importante de ma vie. Mon frère eut affaire à de nouvelles difficultés, se caractérisant par des mots simples en apparence, mais lourds d’implications: «troubles de l’apprentissage».
Ce n’était hélas que le début d’une période sombre qui, par la force des choses, ne tarderait pas à rejaillir sur moi, me confrontant à mes propres démons.
Une douloureuse dégringolade, rythmée par de successifs passages en hôpitaux psychiatriques, eux-mêmes marqués de mes sautes d’humeur, de mes idées noires, de mon envie de ne plus rien ressentir, et par-dessus tout de faire entendre ma souffrance.
Je me sentais incomprise de ma propre personne, étrangère à mes propres émotions sous-jacentes et envahissantes. Le seul goût dans ma bouche était celui de mes larmes, la seule musique attenante n’était que l’écho de mes hurlements, catharsis de mon chagrin, témoin muet de ma colère.
Peut-être fallait-il que cela se déroule ainsi, peut-être devais-je subir avant de me reconstruire enfin, je ne le sais pas. Personne ne le sait, mais ce qui est sûr, c’est que chacun de ces évènements allait faire de moi la personne que je suis aujourd’hui. Celle-là même qui se confie à vous, avec toute la douloureuse sincérité de mon âme meurtrie, mais désireuse de guérir.
Les blessures du passé ne disparaissent jamais, elles demeurent à l’intérieur. Mais pourquoi donc ne devraient-elles représenter qu’un frein à l’évolution et non un atout supplémentaire à la motivation de survivre?…
Aujourd’hui, les années ont passé, je me regarde dans le miroir et je vois une femme de 38 ans, qui a su survivre dans un monde qui ne l’a jamais entièrement comprise ni acceptée pour celle qu’elle était, au-delà des attentes de la société extérieure.
Je revois le spectre de chacune de mes crises borderline, les hurlements muets arrachés à l’intérieur de ma poitrine, le ventre serré, le cœur lourd et le sentiment de perdurer seule dans le noir et dans la plus totale et cruelle indifférence sociale.
Je ressens encore parfois la douleur et la peur qui me jetaient à terre lorsque la rage et la frustration de mon père prenaient le dessus sur sa raison et que ses poings fermement serrés s’abattaient sur mon corps prostré d’enfant innocente qui ne connaissait rien à la violence, et de ce fait ne savait pas en distinguer l’injustice. Coups après coups, ecchymoses après ecchymoses. C’était mon quotidien. Le quotidien avec papa. Dans ces moments-là, je me sentais petite, minuscule. Je me sentais impuissante, et le manque de réaction de ma mère ne faisait qu’amplifier une interrogation viscérale: pourquoi eux, mes sauveurs, m’infligeaient-ils ça? Pourquoi lui, papa, se servait-il de mon petit corps comme exutoire à ses propres tourments?
Peut-être était-ce en lien avec les orages que je traversais moi-même depuis trop longtemps?
La répétition d’un intenable cycle sans fin? Les hospitalisations, l’isolement, l’envie de frapper contre les murs de la prison que je sentais se refermer tout autour de moi, jusqu’à ce que le sang ruisselle de mes mains fébriles?
Sans doute cela faisait-il trop pour mon père, sans doute était-ce sa manière à lui de crier sa souffrance et son propre sentiment d’impuissance vis-à-vis d’une fille bien plus compliquée qu’il ne l’aurait imaginé en apposant sa signature sur les papiers d’adoption.
Me sentais-je coupable ou tout du moins responsable de l’avoir mis dans de tels états de rage? Bien sûr que oui.
Encore aujourd’hui, la petite enfant innocente, que je ne perçois plus qu’à travers la lointaine petite voix derrière mon épaule, cherche à me rappeler ma part de responsabilité dans chaque coup infligé à mon corps, chaque cri jeté au vent d’un bout à l’autre de la maison, condamnant ma mère au silence pétrifié d’effroi.
Oui, c’était compliqué pour papa, j’étais une fille compliquée. Je n’y pouvais rien, et au final, lui non plus. Lui et moi étions prisonniers d’un courant ravageur entremêlé de frustrations mutuelles et d’envie de tout arrêter.
Si ma souffrance n’a pas totalement disparu, je peux fort heureusement admettre qu’à présent, je me sens mieux. Je me sens en paix avec moi-même, avec mon papa à qui j’ai fini par accorder mon pardon. En phase avec le monde qui m’entoure, en accord avec un passé qui ressurgit par moments, mais qui ne change rien à l’enthousiasme que je ressens jour après jour à la perspective que chaque journée puisse potentiellement représenter une nouvelle opportunité de mieux faire. Il m’est important de me fixer des objectifs au jour le jour, sans tomber dans l’excès de pression, juste en étant moi-même. Moi, la survivante.
Pour vous citer un exemple d’objectif, de prime abord angoissant, mais finalement relevé, j’ose le dire haut la main, un reportage immersif dans mon quotidien, porté par le professionnalisme de la RTS et diffusé sur sa page Instagram officielle le 8 janvier 2023.
Une date que je ne suis pas prête d’oublier et qui me prouve à moi-même que bien qu’il puisse encore m’arriver de pleurer dans le noir, je suis capable de nager vers la lumière et de faire face sans honte ni complexes. Bon, évidemment, si vous m’aviez demandé ce que je ressentais avant que ne débute cette expérience, je me serais très probablement entendue vous répondre que j’avais peur et que je me sentais mal à l’aise à la perspective de me voir dans un certain sens «violée dans mon intimité». Une intimité différente, une intimité qui dérange celles et ceux qui ne la connaissent pas, qui ne peuvent imaginer ce que c’est que de vivre dans un corps que je ne pourrai jamais changer, et de porter des bagages dont je ne parviendrai jamais à me libérer entièrement, tout en m’efforçant à présent de ne plus me plaindre et de me concentrer sur le positif de l’existence.
Je le sais pourtant, la vie est belle. Elle n’a pas à être parfaite, moi non plus d’ailleurs. Je n’ai pas besoin d’être parfaite, j’ai simplement besoin de pouvoir respirer, d’être acceptée et non condamnée.
Si la femme que je suis pouvait, ne serait-ce qu’une seule minute, donner un conseil à la petite fille que j’ai jadis été, alors je la prendrais dans mes bras, je la rassurerais, je sécherais ses larmes salées et, par-dessus tout, je lui dirais que bien que le ciel puisse s’assombrir et que la vie puisse paraître n’être qu’une succession de cauchemars, rien n’est définitif.
La vie avance, le corps grandit, l’esprit aussi et l’espoir ne lâche jamais totalement le gouvernail de l’existence. Quand bien même papa put autrefois devenir un monstre, il demeure encore et toujours papa.
Parfois, je repense à cette enfant, je repense à celle que j’étais; cela me rend à la fois fière de mon évolution et mélancolique aux souvenirs encore bien trop douloureux pour être évoqués à voix haute.
Mon frère, quant à lui aujourd’hui, s’en est allé.
Je ne peux plus le voir, je ne peux plus entendre sa voix, mais je sais pourtant que d’une certaine manière il est près de moi. Parfois, je cherche sa présence, je regarde à droite, puis à gauche, d’autres fois je lui en veux de m’avoir laissée. Mais dans le fond, je voudrais simplement le serrer très fort contre moi, lui dire que je l’aime, que c’est aussi en son nom que je me bats chaque jour pour garder le cap et ne plus en dévier. Il est ici, avec moi, je le sais, je veux y croire. J’ai besoin d’y croire, l’inverse est impensable. Il ne peut pas être totalement parti, non c’est impossible. Mon frère, mon étoile du berger.
D’ici-bas, mon frère, je regarde le ciel et je crie haut dans les cieux. Si tu ne peux me répondre, je veux croire que tu peux m’entendre, où que tu sois. Je formule donc une main sur le cœur les premiers mots qui me viennent en tête: je t’aime mon Poutou!
Je conclurai mon récit avec un conseil simple: n’ayez jamais honte de votre passé, ne cherchez jamais à fuir votre présent et ne craignez jamais votre avenir.
Osez vous confronter à vous-mêmes, regardez-vous dans le miroir et au plus profond de votre détresse, ne perdez jamais de vue que chavirer ne veut pas forcément dire sombrer, et que sombrer ne veut en aucun cas dire ne pas pouvoir remonter à la surface.
Il y a en chacun de nous un petit être chargé de souvenirs, qu’ils soient positifs ou négatifs, ils font de nous ce que nous sommes, ce que nous serons demain et ce que nous demeurerons dans la mémoire des gens qui nous connaissent, nous aiment et surtout nous acceptent pour ce que nous sommes au plus profond de nos âmes.
Je le redis, nous n’avons pas besoin d’être parfaits, nous avons simplement besoin de vivre.
Cœur à cœur avec vous.
La survivante.

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