Tout va bien mais je pleure souvent. Puisque tout va bien, je garde le silence.

First Person Account
Issue
2023/01
DOI:
https://doi.org/10.4414/sanp.2023.03364
Swiss Arch Neurol Psychiatr Psychother. 2023;173:w03364

Published on 15.02.2023

Il n’y a pas de danger imminent dans ma vie. Je m’en suis sortie finalement. Pourtant la nuit, je me réveille en pleurs, sans aucune image dans la tête. Le jour aussi, souvent la tristesse me prend. C’est le passé. J’ai fait un grand chemin mais il y a une année, je suis retournée en psychothérapie. Ma mémoire fuyait, ainsi que ma faculté de réfléchir et de mettre ensemble les choses. J’ai cru qu’il s’agissait de la maladie d’Alzheimer mais non, traumatismes multiples. Je ne suis pas certaine que la dénomination soit adéquate. Peu importe. Cette fois, la thérapie est différente. J’en avais fait beaucoup et cela ne m’avait pas vraiment aidée. Maintenant, j’ai repris de l’espoir, malgré moi.
Encore une fois, je tente d’y voir clair.
Dès avant ma naissance, les ténèbres m’ont envahie. Ma mère m’avait voulue morte avant même que je sois née. Comme une prophétie émise par une mauvaise fée penchée sur le berceau, le destin était tracé. Sauf qu’il y a eu mes forces de vie et l’aide de l’au-delà.
On m’a dit que j’ai pleuré sans cesse pendant le premier mois de ma vie puis ma mère m’a amenée chez mes grands-parents que je n’avais jamais vus et m’y a laissée. A cela s’ajoute le fait que ma mère n’a jamais aimé me prendre dans les bras, me toucher ou me consoler. Je ne sais pas l’importance de ce premier abandon mais je sens une profonde douleur associée au mot lien.
J’ai grandi avec le sentiment que si on avait pu se débarrasser de moi, on l’aurait fait. La nuit, sous les draps, j’étouffais mes larmes. Quoi qu’il arrivât, on me disait que je faisais des histoires pour rien, que j’avais beaucoup de chance et qu’on faisait beaucoup de sacrifices pour moi. J’ai appris à ne rien montrer. J’ai glissé dans la congélation, pour ne pas sentir; et surtout éviter de réagir, ce qui amenait des conséquences terribles. Leurs ordres étaient inflexibles et impossibles à satisfaire. J’étais l’aînée. Une nuit, je devais avoir 4 à 5 ans, en pleurs dans mon lit, j’ai fait un pacte avec Jésus. Je voulais faire comme lui: qu’il mette tout sur moi et, en échange, qu’il protège ma sœur et mon frère, afin qu’ils ne vivent pas cet enfer. Je ne me souviens pas de ce qui se passait. Mais je me souviens de mes sentiments.
c’était un jour encore de trop de solitude personne à qui dire
j’ai commencé à pleurer
Jésus a couru vers moi pour me consoler
Etait-ce déjà arrivé que quelque coure ainsi vers moi?
Jamais malade et silencieuse, je me faisais petite. On ne s’apercevait pas de ma présence, disait-on. Ce sont les maîtres et maîtresses d’école qui ont remarqué que quelque chose n’allait pas. A la récréation, j’étais assise dans un coin, repliée sur moi-même. Après les cours, je ne voulais pas retourner là où j’habitais. A 13 ans, on m’a envoyée à l’hôpital puis chez une psychologue. Je me souviens de deux choses: (1) elle m’a prescrit du valium; (2) elle a décidé que je devais quitter la maison pour un temps. J’ai avalé tous les comprimés pour en finir. Ce fut un échec que j’ai gardé sous silence. De toute façon, il n’y avait personne à qui je puisse dire. Suite à la décision de la psychologue, mon père m’a emmenée chez un de ses frères qui possédait une ferme. Le voyage a été long et silencieux. En colère et honteuse d’être la source de tant de tracas, je ne pouvais rien dire. La colère était bannie. On me voulait gentille, mais je ne pouvais plus. Il aurait fallu pouvoir sortir le mauvais de moi, pensais-je.
A mon avis, j’étais bonne à être jetée à la poubelle. Je savais obéir, ne savais pas dire non et m’efforçais d’être gentille; je suis devenue une proie. Un homme m’a brutalement violée; c’était ma première fois, je venais d’avoir 16 ans. Le lendemain, je partais loin en vacances, garder des enfants chez un professeur. Sous ses mains, l’abus quotidien a duré un mois. Je ne pouvais pas partir. Il me disait que c’était ma faute, que je l’avais séduite en lui souriant.
Je l’ai cru. Encore une fois, j’ai gardé le silence.
A 19 ans, je ne pouvais plus manger. J’ai apprécié la liberté de ces mois passés à l’hôpital psychiatrique, loin de la famille, malgré la cure d’insuline, la limitation des mouvements et l’obligation de manger. J’étais absolument ravie d’être plus forte que le monde. Je jetais le petit-déjeuner par la fenêtre. J’empruntais cette dernière comme voie de sortie pour aller vagabonder.
A l’hôpital, j’ai essayé encore une fois d’en finir. J’essayais de dire et ne savais pas la parole. Seule face au monde, j’étais terrifiée par tous, y compris celles et ceux qui me voulaient du bien. Il aurait fallu un lien solide. J’avais jeté toute la religion et mon seul soutien avec, Jésus. J’attendais que quelqu’un me sauve malgré tout ce mauvais en moi.
je m’en serais allée si légère si j’avais pu m’effacer
plus de chair, plus de poids sur le monde
si j’avais pu sortir de mes entrailles, je me serais échappée je, monstre et horreur qu’on ne peut pas dire
congelée, je ne mangeais pas puis, je mangeais jusqu’à tout recouvrir
enfermée dans ce monde, j’étais gentille
une épine plantée en moi
creusait des sillons profonds, profonds
Pas là, ne sentant pas, réfugiée dans ma tête, j’ai fait des études universitaires. Un point positif. La boulimie-anorexie qui a duré 20 ans a été un enfer quotidien. Aux États-Unis où je suis partie travailler, j’ai trouvé les Outremangeurs Anonymes (Overeater Anonymous, OA). Par chance, il y avait de nombreuses réunions. Je me suis débrouillée pour y aller chaque jour. J’ai suivi les étapes une à une. J’ai appris à tenir pour ne pas tomber dans la boulimie. Des jours entiers, j’ai tenu, 10 secondes après 10 secondes.
Je ne parlerais pas de mon mariage, sauf pour dire qu’après 25 ans de vie commune, j’ai demandé à mon mari d’aller vivre dans un foyer. Pendant plus de 10 ans, j’ai pleuré jour et nuit d’avoir commis le crime suprême, l’avoir abandonné. Parfois, je me dis qu’au moins, il est vivant, et moi aussi, et personne n’est mort. Je n’avais pas osé dire comment c’était. Je n’avais pas osé partir. Le foyer n’est pas une bonne solution. Il n’y a pas de bonne solution. Les contrats thérapeutiques destinés à me protéger, les promesses de prendre en charge, tout a échoué. Sans cesse, c’était à moi de prendre soin des situations. Mon mari a été de nombreuses fois à l’hôpital psychiatrique. On n’a jamais demandé comment j’allais.
Un an après son départ pour le foyer, j’avais un cancer au stade 3C. Je n’avais rien vu venir.
Après plus de deux mois d’hôpital, de multiples opérations, je suis sortie et j’ai repris mon travail que j’aimais beaucoup. En même temps, les médecins ont frappé fort avec la chimiothérapie et la radiothérapie. J’ai cru que les traitements allaient me tuer, mais c’est ce qui était nécessaire (qu’ils frappent fort, pas qu’ils me tuent).
La mort est venue pendant mon séjour à l’hôpital, d’abord tapie derrière la porte de ma chambre, puis elle est entrée et s’est installée dans le coin près de la porte. Couchée dans mon lit, je la voyais. Un jour que je somnolais, plus vraiment présente dans ce monde, elle s’est approchée. J’ai ouvert les yeux et l’ai vue, immense, habillée d’une grande cape noire, sans visage. J’ai tant eu peur que j’ai vomi de la bile. Les médecins ont essayé de comprendre ce qui s’était passé puis ils ont laissé tomber. Deux infirmières m’ont aidée. Ce personnage avait un message. J’ai tout de suite su lequel: je devais prendre soin de moi.
J’avais rencontré ce que j’avais traîné en moi toute ma vie. Ce fut un choc et un tournant décisif. Il fallait que je vive autrement. Mais comment? J’avais grandi de travers et sentais bien que je vivais mal. Pourtant, je n’avais pas connu autre chose et n’avais aucune idée de quelle vie désirer.
J’ai essayé d’imaginer une autre vie. Quelque temps après j’ai perdu mon travail, mobbing a dit le médecin, et je me suis effondrée. Là, j’ai choisi: ce sera la lutte pour ma vie et tant pis pour ce travail. A cette époque, je suis souvent tombée et me suis cassé des os. Les médecins ne comprenaient pas. Moi je savais: raison émotionnelle.
Un thérapeute m’a parlé de me reconnecter à mon corps. Je me suis attelée à percevoir les sensations. J’avais vécu dans un brouillard. Un jour, j’ai vu les couleurs, puis cela a été la profondeur, ensuite les textures. Ma vie s’enrichissait de joie et de larmes. J’ai travaillé à retrouver mes émotions. Il y en avait des armoires pleines à craquer. Tout est ressorti, la colère, la honte, la tristesse…
j’ai ouvert la boîte à bijoux enfouie dans l’armoire,
un abîme en a surgi
du temps où j’étais absente au monde.
Malgré mes attentes, je n’ai pas été sauvée. Moi seule peux me donner un peu de ce qui m’a manqué. J’apprends à me réconcilier avec le bébé tant haï, avec la petite fille dont j’avais honte, avec moi-même. Des mots de mon psychothérapeute actuel me donnent un autre regard. Il écrit: «Vous méritez le plus grand respect.» Et il le souligne! Ah bon, me dis-je. J’examine ses mots, suspicieuse. Je me demande si ce n’est pas encore un truc de thérapeute. Mais non. Il le pense. Alors là, ça me dépasse. Il écrit aussi: «Pas de jugement, pas de colère, pas d’abandon.» Là aussi je me dis: ah bon, cela existe?
Lentement, enfin, je vois plus clair. Je cherche ma vérité et comprends les ténèbres, la honte, mes comportements. Comment aurais-je pu faire autrement? J’avais appris à surtout ne pas faire de vague, ne pas déranger, me taire. Nous sommes une famille de silence. Les mots anorexie et hôpital psychiatrique n’ont jamais été prononcés. Les grands-parents, oncles, tantes, cousins n’en ont rien su. Mon père avait honte, je suppose.
Je n’ai pas été beaucoup aidée. Mes conditions me mettaient dans un espace où il était difficile de m’aider. La plupart des thérapeutes ne savent pas et nous les patients imaginons qu’ils savent. Il faudrait que nous les aidions à nous aider.
Mon psychothérapeute actuel m’a dit qu’il ne lâchait pas. Ouf, ai-je pensé. Une personne bienveillante et qui accepte qui je suis. Pourtant, il n’est pas parfait. Il fait des gaffes (ses propres mots), parfois il ne comprend rien, parfois il oublie, parfois il ne prête pas attention. Lorsque je le lui dis, il reconnaît et je le vois un peu contrit. Il ne s’excuse pas. J’ai compris: il fait le mieux qu’il peut. Ses gaffes me permettent d’en faire aussi, avec lui et dans le monde.
Parfois, il donne des cadeaux précieux sans même le savoir.
Il me semble que pour la première fois, j’ai rencontré un être humain et je n’ai pas besoin d’avoir peur. Pour être tout à fait honnête j’ai un peu peur tout de même.
Il m’a montré le dessin ci-dessous (fig.1) . J’ai trouvé: pour que la maison ne se casse pas sans cesse la figure, il me fallait l’acceptation fondamentale de la personne. La casita de Vanistendael (cf. Vers la mise en œuvre de la résilience. La casita, un outil simple pour un défi complexe; Stefan Vanistendael, LES CAHIERS DU BICE, 2018, p. 24, www.bice.org).
Je la construis pas à pas. Je m’exerce aussi à sentir le corps; là où j’ai mal, là où je n’ai pas mal; à sentir mes émotions et sentiments; tout cet essentiel sans quoi on ne vit pas vraiment. Par expérience, je sais qu’avec la tête seulement on ne prend pas les bonnes décisions. Cela m’a coûté cher de me fourvoyer de la sorte dans ma vie.
Aujourd’hui, j’essaie d’accepter des mots interdits comme «je», tendresse», «amour». Cela prendra le temps qu’il faut. Il est tard mais j’ai tout le temps. A la fin, il me reste beaucoup d’étonnement de ce chemin et énormément de gratitude.