Une partie de plaisir

First Person Account
Issue
2023/01
DOI:
https://doi.org/10.4414/sanp.2023.03308
Swiss Arch Neurol Psychiatr Psychother. 2023;173:w03308

Published on 15.02.2023

Un verre, un autre, quelques soirées bien arrosées avec les copains ou la famille, certaines vraiment trop arrosées. Et puis un petit apéro en rentrant du boulot toute seule le soir, puis deux-trois apéros quand la journée a été particulièrement stressante ou longue. Gentiment, insidieusement, une certaine accoutumance à l’alcool s’est installée... «Elle tient bien l’alcool…» Mais elle est tout à fait fonctionnelle. Elle traine des valises, comme tout le monde, peut-être un peu plus lourdes à porter que la moyenne, peut-être qu’elle n’est pas assez aidée pour les porter, mais elle n’y tient pas trop, elle tient à son indépendance, elle a horreur d’être dépendante de quelqu’un ou quelque chose – quelle ironie, pensera-t-elle quelques années plus tard.
Car, paf, un beau jour, c’est la catastrophe. On retrouve son jeune frère suicidé, mort chez lui depuis plusieurs jours. Son jeune frère avait tout juste 31 ans et c’était un alcoolique depuis quasi dix ans. Elle saute dans le premier avion, hagarde, elle est perdue. Qu’est-ce que c’est que cette histoire? Qu’est-ce que font tous ces gens, qu’est-ce qu’on fiche dans la cathédrale, c’est quoi cette photo de mon frère? C’est quoi ce texte que je lis, d’où il sort? Blablabla blablabla… «C’est ça la mort! Il n’y a pas de morts. Il y a des vivants sur les deux rives.» C’est joli, mais c’est pas vrai, c’est rempli de morts dans cette chapelle, et de morts-vivants, même le sol est fait d’anciens tombeaux. Tous les amis sont là, mais que l’un de vous me dise que cela n’est pas la réalité, tout ce qu’on fait, là, c’est pas pour de vrai, hein?
Je repars comme je suis venue, hagarde, perdue. Et je l’ai perdu, à jamais. Le chagrin m’étouffe, et je noie mon chagrin, et je me noie... dans l’alcool. Pourquoi?? Elle s’était jurée à l’enterrement qu’elle ne boirait plus une goutte d’alcool, son frère était un alcoolique; son grand-père était un alcoolique, mort de sa cirrhose. Peu importe, je bois jusqu’à ce que ma tête arrête de penser, je bois pour pouvoir dormir, je bois pour pouvoir survivre. Mais je me meurs. Alors cure; mais rechute. Zut, elle pensait qu’après une cure très sérieuse de plus d’un mois et une abstinence de deux-trois mois, le problème alcool serait réglé, quelle naïveté. Elle se sent coupable de ne pas avoir compris son frère, elle s’est infligée la même maladie, veni, vedi, mais pas vici... Elle ne savait pas encore tout de cette maladie.
Alors re-cure, rechute, re-cure, rechute, re-cure, rechute, re-mort tragique, rechute, re-cure, remords, rechute, re-cure, post-cure, rechute, re-cure, re-post-cure, rechute, re-cure, re-post- cure, rechute, re-cure, clinique, hôpital de jour, rechute, re-cure, re-clinique, re-hôpital de jour. Alors maintenant elle sait, alors même que maintenant elle savait...
Elle sait les ambulances, les pompiers, les flics, les urgences, la contention, le coma, l’intubation, les infirmiers, les docteurs, les psychologues, les psychiatres, les thérapies, les je-ne-suis-plus- ma-thérapie. Elle sait les chutes, le sang, les nuits sans sommeil, les tremblements si violents qu’impossible de boire son café le matin sans un verre de vodka avant, les rendez-vous importants manqués, les abus de sales fréquentations qui n’ont pas manqué, le goût de plus rien, le dégoût de l’alcool qu’on est obligé de s’avaler même si la première gorgée fait vomir, les sevrages physiques horribles, la terrible sensation et connaissance que l’on s’est détraqué le cerveau. Elle sait aussi d’autres choses, qu’elle ne veut même pas écrire, ce fut une vraie partie de plaisir...
Un parcours du combattant, une lutte, à la vie à la mort. Que de quelques années. Je n’aurai pas enduré tout ce qu’a dû endurer mon frère, mais j’arrête de jouer les copy cats, c’est ma peau que je dois sauver maintenant, et mon frère détesterait me voir continuer. Le texte de l’enterrement avait raison, il n’y a pas de mort, mon frère vit à travers moi, et il me supplie maintenant d’arrêter, c’est bon, t’as compris la leçon, t’as fait ta petite expérience, basta, stop, t’es folle, je t’aime, arrête!
Il y a eu lui dans ma tête qui m’a aidé, ma famille et mes amis, que je regrette d’avoir tant inquiétés, les docteurs, les psychologues, les psychiatres, et les Alcooliques Anonymes.
Aujourd’hui, dans une sobriété encore relativement récente, un peu plus de 7 mois, je retrouve un peu de paix et de sérénité. J’essaye de faire la paix avec moi-même, je répare tant que faire se peut les torts que j’ai pu causer, j’essaye de faire amende honorable, j’ai commencé à corriger les erreurs que j’ai commises, j’ai puni un peu aussi ceux qui avaient abusé de ma faiblesse. Je retrouve le goût de vivre, la chape de plomb s’est dissipée, mon énergie revient, je retrouve tous mes moyens. Et les promesses de bonheur des AA, que j’aime tant car elles sont porteuses de très beaux espoirs, commencent à se réaliser. Je peux maintenant essayer d’accepter les choses que je ne peux changer, j’ai le courage de changer les choses que je peux, et je commence à avoir la sagesse de connaître la différence entre ce que je peux et ce que je ne peux pas faire.
La lutte fut terrible, le combat acharné, l’alcool est une hydre à cent têtes. Je ne sais pas ce que demain me réserve, mais je sais que j’ai accepté l’aide des professionnels de santé, celle de mes vrais amis et de ma famille proche, celle de mes pairs abstinents, et que sans cela, il n’y aurait même pas de demain. J’ai repris certains de mes loisirs, m’adonne à d’autres, j’ai repris contact avec presque tous mes amis, m’en suis fait de nouveaux adorables, j’ai retrouvé une partie de ma famille, renforcé des liens existants, je m’apprête à reprendre ma passionnante carrière professionnelle. Ma vie, actuellement, est une vraie partie de plaisir.